Vice-présidente de la Fabrique écologique
Actu-Environnement : Pourquoi avoir mené ce travail (1) sur le lexique du changement climatique ?
Pauline Bureau : Les mots que l'on utilise pour parler de ce phénomène ne sont pas neutres. D'abord, ils sont associés à des communautés particulières, comme les experts, les politiques, les énergéticiens ou les ONG, ainsi qu'à leur point de vue spécifique sur le sujet. Cette thématique transdisciplinaire amène d'ailleurs ces acteurs différents à communiquer entre eux pour trouver des réponses à la hauteur des enjeux, sans que ces derniers utilisent forcément le même vocabulaire.
Ensuite, les mots sont un moyen d'affirmer l'existence de ce qu'ils nomment : la crise ou le chaos, par exemple. Le choix qu'on en fait et leur utilisation ont une influence sur notre appréhension du monde réel. Ils constituent ainsi un puissant outil pour perpétuer le modèle actuel ou en établir un nouveau. Étudier ces mots permet de mieux comprendre les aspects culturels et sociaux des enjeux climatiques, pourquoi ils peuvent susciter des blocages ou au contraire promouvoir l'action climatique. Mais cette question du changement climatique est assez inédite en termes de conséquences, d'échelle, mondiale et locale à la fois, et de temporalité. Il faut la penser dès maintenant, mais à long terme… Tout cela est assez complexe.
AE : Il existe en effet beaucoup d'ambivalence autour de ces mots ?
PB : Oui. Prenons l'exemple du chaos, de la catastrophe. Techniquement d'après les experts du Giec ou la littérature scientifique, ces mots correspondent à la réalité des phénomènes. Mais on peut aussi juger qu'ils sont exagérés, utilisés pour jouer sur les émotions, nourrir la peur, faire ressentir l'urgence, avec pour conséquence de provoquer le rejet, le déni ou au contraire l'action. L'usage du terme urgence mérite lui aussi réflexion. S'il est utilisé si souvent, cela peut signifier que les actions menées ne sont toujours pas à la hauteur, ne vont toujours pas assez vite. En parallèle, le mot urgence implique une réponse immédiate. Le fait que cette réponse n'ait pas eu lieu vide alors l'urgence de son sens…
AE : Pour sortir de l'ambiguïté, certains inventent donc de nouvelles expressions, des néologismes…
PB : On voit beaucoup de créativité se mobiliser pour mieux saisir la réalité du phénomène climatique et son ampleur. Cela peut passer par des expressions superlatives comme vagues de chaleur ou océan en ébullition ou par de nouveaux mots. On a vu ainsi apparaître le symbiocène, caractérisé notamment par une reconnaissance de l'interdépendance entre les systèmes humains et naturels, ou la solastalgie, forme de détresse liée au fait que le lieu que l'on chérit est altéré par ces changements. L'écoanxiété est devenu un véritable concept et a donné lieu à des travaux scientifiques. D'autres termes comme celui de croissance sont si intégrés dans les discours qu'il est difficile de faire bouger leur représentation. La décroissance est trop marquée sur le plan idéologique, la post-croissance est trop floue…
Certains termes ont du succès mais s'accompagnent eux aussi d'ambivalence. L'adjectif vert, par exemple, accolé à la croissance, la finance, l'industrie… Son atout est d'être connu depuis longtemps, facilement compréhensible, associé à un modèle vertueux. A contrario, il peut être rattaché au parti écologiste et attirer davantage les personnes qui s'identifient à ce mouvement politique. Il risque également de servir à l'écoblanchiment de produits ou de services qui ne répondraient pas aux critères de durabilité.
AE : Des mots très stigmatisants comme écoterrorisme sont beaucoup repris…
PB : Oui, surtout dans la presse et sur les réseaux sociaux car ils jouent sur notre attrait pour le récit et les personnages : les méchants, les gentils… Ces termes sont très simplificateurs et contribuent à polariser le débat.
AE : Comment éviter à ces mots d'être dénaturés, manipulés ou bloquants ?
PB : Dans la mesure du possible, compte tenu de la complexité du lexique climatique, je pense qu'il est important de préciser le sens des mots, de les rapporter aux faits scientifiques, d'indiquer pourquoi on parle d'urgence quand c'est le cas, par exemple, et ce que cela signifie. Apporter des éléments de réponses, sous formes de données scientifiques permet aussi de marquer la différence entre le discours alarmant et le discours alarmiste.
Le journal The Guardian a publié une charte énonçant des recommandations très précises aux journalistes : comme ne plus parler de changement climatique mais de crise ou d'urgence climatique selon le contexte, ne plus utiliser l'adjectif de climatosceptique – car le septicisme peut avoir une connotation positive –, mais de climato-négationniste. De même, ne plus parler de stocks de poissons, mais de populations de poissons dans le souci de valoriser la biodiversité… Cette démarche a au moins le mérite d'amener les journalistes à réfléchir plus systématiquement au sens des mots.
Au-delà des mots eux-mêmes, on peut par ailleurs s'interroger sur les angles choisis. Au lieu d'axer le discours sur les conséquences, on pourrait ainsi l'aborder par le biais des réponses, de nouveaux paradigmes, de nouvelles façons de penser notre rapport à la nature, aux animaux… S'appuyant largement sur le vivant pour leurs productions, plusieurs disciplines et secteurs ont émergé tels que le biodesign ou la bioarchitecture. Dans les discours entourant leurs pratiques, on rencontre par exemple des expressions telles que structures kinétiques bio-inspirées ou design naturocentré, ou présentant la nature comme une « collègue » plutôt que comme une ressource à exploiter... S'il se multiplie et se répand, l'usage de nouveaux termes allant à l'encontre du statu quo pourrait constituer un véritable outil de transition, à condition que ces termes soient facilement compris et appropriés par les citoyens.